La Russie peut devenir le puissant allié dont l'Europe a tant besoin
Le pays est au center des enjeux du XXIème siècle et de la "nouvelle Route de la soie" entre l'Orient et l'Occident.
Dans un formidable renversement du monde, la Russie, rendue maudite des cénacles financiers suite à son défaut de 1998, se présente aujourd'hui comme l'un des rares îlots de stabilité. Des champions nationaux de l'énergie, de l'industrie ou de la banque, détenus partiellement par un Etat faiblement endetté, permettent d'assurer un rendement décent de 4 à 6% par an pour un risque somme toute raisonnable, avec des maturités courtes assurant une bonne visibilité.
Vladimir Poutine a pourtant hérité d'une Russie délabrée, endettée et acculée à ses frontières. Passée de la puissance du panzer communisme au statut de pays du tiers-monde dirigé par un leader éthylique vieillissant, la Russie a repris en à peine dix ans une place prépondérante dans le concert international. Cette résilience est d'autant plus remarquable qu'elle évite, pour l'instant, aux Etats-Unis et à la Chine d'occuper une position hégémonique. Dès lors, le Brésil, l'Inde, le Moyen-Orient, mais aussi la Turquie et d'autres pays en fort développement ne se contenteront plus de jouer les seconds rôles dans un monde multipolaire relativement équilibré. De nouveaux rapports de force vont durablement modifier nos paradigmes de pensée. Ainsi, des alliances durables, comme l'Organisation de coopération de Shanghai, ou des accords ponctuels entre BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), comme la décision prise en mars 2012 de faciliter le commerce entre leurs banques de développement sans passer par le dollar, voient le jour.
L'ascension et le rayonnement de ces pays vont à l'évidence avoir des répercussions économiques, trop rarement prises en compte par les analystes, ne serail-ce que dans les secteurs de la construction, de l'agroalimentaire, des ventes de génériques... La place prépondérante prise par la Turquie à l'occasion du Printemps arabe dans son ancien espace ottoman est à cet égard significative. Notre attention doit se porter sur les temps longs de l'histoire et la proximité identitaire entre nations ou peuples. Analyser une carte du XXIe siècle autorise une meilleure compréhension de la situation contemporaine.
Ainsi, en cette période particulièrement difficile pour l'Europe de l'Ouest et ses voisins, la Russie pourrait retrouver son rang de puissance majeure et son influence. Cette dernière peut à l'évidence s'exprimer par les pipelines et gazoducs qui sont autant d'artères en mesure de nourrir une Europe assoiffée en énergies fossiles. On oublie aussi que le charbon, le fer et les métaux rares, si précieux pour les nouvelles technologies, ne sont pas exploités qu'en Chine mais à nos portes et en vastes quantités. Retrouvant ses niveaux de 1914, la Russie est également redevenue le deuxième exportateur mondial de blé pour 2011-2012. Nul besoin d'être visionnaire pour considérer les avantages géopolitiques qui peuvent en être tirés en Afrique, au Moyen-Orient et dans le sous-continent indien.
Plus proche de l'actualité, rappelons-nous que lors de son voyage en Grèce en 2005, Vladimir Pouline avait proclamé: la «Russie est un pays orthodoxe». Ce discours identitaire fort, que l'on ne pourrait guère imaginer dans la bouche d'un dirigeant d'une Union européenne qui n'a pas voulu reconnaître ses origines chrétiennes, peut légitimement laisser penser que la Russie apporte prochainement un soutien stratégique à la Grèce et à Chypre. A propos de ce dernier Etat, il est extraordinaire de relever que la demande de prêt de 3 à 5 milliards d'euros a été formulée le 20 juin par le primat de l'Eglise orthodoxe chypriote. Le Vatican va-t-il bientôt demander l'entraide catholique pour sauver l'Italie ? Après l'entrisme chinois manifesté par la prise en concession du port du Pirée, il ne serait alors guère plus extravagant que la Russie ne négocie l'accès à une base militaire navale, alors que la dernière dont elle dispose encore en Méditerranée se situe à Tartous, en Syrie, et semble avoir un avenir bien compromis. Après les hypothèses d'un éclatement de la zone euro, doit-on imaginer comme effets secondaires l'éclatement de l'OTAN ou le changement d'alliances ?
Au-delà de ses vieux démons et de ses difficultés intérieures - corruption, clientélisme, économie de rente, démographie en berne... - sur le plan extérieur, la Russie peut accomplir un véritable retournement et devenir cet allié puissant dont l'Europe a tant besoin. La réélection controversée de Vladimir Poutine à la présidence n'en apportera pas moins la stabilité, l'ingrédient indispensable à la construction d'une stratégie fiable et de long terme. L'Allemagne a fait le choix pragmatique d'un partenariat privilégié et semble très bien s'en porter.
Plutôt qu'une vision exclusivement atlanliste, peut-être serait-il temps que l'Europe de l'Ouest reconnaisse sa proximité naturelle avec le plus vaste pays du monde qui n'est pas né en 1917. Malgré des relations tumultueuses et souvent décevantes avec ses voisins occidentaux depuis le XVe siècle, la Russie n'a cessé d'être culturellement fondamentalement tournée vers l'Europe. Cependant, consciente de sa façade pacifique et de sa proximité avec la dynamique chinoise, la Russie pourrait se souvenir de son altérité et de son caractère si particulier. Le 5 juin dernier, la Russie a signé un nouvel accord crucial avec la Chine devant faire passer le commerce bilatéral de 83,5 milliards de dollars en 2011 à 200 milliards en 2020. Les investissements russes actuels en Sibérie et en Extrême-Orient sont tout autant décisifs: infrastructures énergétiques, Vladivostok se transformant en petite San Francisco, université et recherche en coopération étroite avec les voisins chinois, coréens et japonais. Ce rapprochement va au-delà des contingences économiques et s'inscrit dans une volonté «poutinienne» de diminuer sa dépendance à l'Europe et d'enraciner l'avenir en Asie.
Puissance eurasiatique orthodoxe dotée d'immenses richesses naturelles, la Russie est au centre des enjeux du XXIe siècle et de la «nouvelle Route de la soie» entre l'Orient et l'Occident. En outre, tant les nouvelles routes traversant la Sibérie et le Kazakhstan que les nouvelles voies maritimes arctiques permises par le réchauffement climatique vont radicalement modifier le commerce mondial. Arrimée à ce pays continent, l'Europe de l'Ouest y trouverait de nombreux
avantages économiques et géopolitiques, mais il est possible que la Russie, dépitée par cette Europe qui ne veut pas vraiment d'elle, ne cherche et ne trouve dans son tropisme asiatique le revirement spectaculaire dont son histoire a le secret.
Arnaud Leclercq
Article publié dans le Temps, Suisse, le 23 juillet 2012