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Arnaud Leclercq - Ukraine - Gaz de schiste - Eurasie

Ukraine - Gaz de schiste - Eurasie

Passons rapidement en revue les arguments classiques qui ont été mis en avant par de nombreux analystes de la crise ukrainienne, en commençant par la Crimée. Cette dernière est historiquement, culturellement et militairement russe.

Son rattachement à l’Ukraine est un accident historico-soviétique khroutchévien et le nouveau pouvoir installé à Kiev n’y peut rien, c’est ainsi. D’un autre côté, n’étant plus à l’époque de la Grande Catherine et de l’empire Ottoman, on peut se demander quel est vraiment l’intérêt stratégique du port de Sébastopol et son fameux « accès aux mers chaudes » quand la seule sortie de la mer Noire passe par le détroit du Bosphore puis par celui des Dardanelles, lesquels sont aisément bloquables et sont contrôlés par l’OTAN ? Cet intérêt stratégique semble d’autant plus limité si on le compare, par exemple, à celui que revêt l’importance vitale pour la marine russe du grand nord, notamment grâce aux conséquences du réchauffement climatique, ou bien encore la côte pacifique. L’intérêt du Kremlin serait-il donc essentiellement symbolique ou bien est-il davantage lié à sa politique intérieure ? Si la popularité de Vladimir Poutine ne saurait pour l’instant être questionnée dans l’ensemble la Fédération de Russie, il n‘empêche qu’elle est quelque peu malmenée dans les grandes villes, Moscou en tête. Cela pourrait remettre en question le pouvoir que le Président semble souhaiter conserver pour une longue durée. Orchestrer le rattachement de la Crimée à la mère-patrie pourrait donc conforter sa légitimité. Au-delà de la péninsule, considérons maintenant l’Ukraine. Liens historiques aussi anciens que puissants, sphère d’influence, transit de gaz et de pétrole, proximité culturelle et linguistique et plus important encore : 1576 km de frontière commune. Autant dire que la Russie a, de son point de vue, d’excellentes raisons d’éviter l’implantation de l’OTAN et maintenir sous tutelle ce voisin turbulent.

Ainsi, nonobstant nombre de raisons a priori convaincantes, l’importance de l’Ukraine ou plutôt la question « en vaut-elle la chandelle » mérite d’être posée, à la condition toutefois que ce pays ne passe pas complètement à l’Ouest avec armes et bagages. Cela poserait à un problème à court terme à l’appareil militaire russe, par exemple pour la coentreprise russo-ukrainienne Kosmotras qui est chargée de la préparation et des lancements des missiles stratégiques russes de quatrième génération. Une finlandisation de l’Ukraine serait sans doute la meilleure solution. C’est en tout cas la position défendue par Zbigniew Brzezinski, stratège renommé et ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, pourtant connu pour ses positions très fermes pendant la guerre froide. Afin d’éviter une plongée dans la violence, sur le modèle des Balkans des années 1990, Brzezinski appelle Barack Obama à convaincre Poutine qu’il soutient un statut de neutralité stratégique, hors de toute alliance militaire, mais des relations économiques étroites avec la Russie et l’Europe. Les forces politiques à Kiev doivent choisir la voie de la réconciliation plutôt que celle de la revanche. (Cf. Financial Times, 22 février 2014).

Au-delà des arguments habituellement avancés ci-dessus, on peut analyser que l’intérêt géopolitique de Moscou pour l’Ukraine s’inscrit en fait dans une vision à deux niveaux. Le premier est de créer un bloc économique et politique composé de la Russie, de la Biélorussie et du Kazakhstan. L’Union douanière créée entre ces États en 2010 est appelée à se transformer en une Union Eurasiatique en 2015 comparable aux débuts de l’Union Européenne avec l’instauration des quatre « libertés » fondamentales : mouvement des marchandises, des services, des capitaux et des personnes. Ce projet est absolument prioritaire pour les dirigeants Poutine et Medvedev. Y insérer l’Ukraine semblait encore faisable fin 2013 mais cette éventualité a d’évidence fait long feu, même si un retour sur scène de Ianoukovitch (du moins à l’Est du Dniepr) est improbable mais pourrait être favorisé par la montée de tensions internes. L’Histoire est faite de ces retournements spectaculaires.

Le second axe géopolitique est de faire entendre de façon on ne peut plus limpide dans le concert international que l’unilatéralisme américain post 11 septembre a atteint ses limites. Le Kremlin semble avoir acquis la conviction que l’Occident (E.U et U.E) ne lui laisse d’autre choix que de s’affirmer frontalement sur le mode du « c’est à prendre ou à laisser ». A cet égard, le véritable tournant date de 2008 avec la crise impliquant la Géorgie, l’Ossétie et l’Abkhazie. La récupération de la Crimée et la crise ukrainienne n’en sont qu’une suite dramatique mais logique, d’autant plus vive qu’elle peut être considérée comme exemplaire de la lutte qui oppose la Russie, soucieuse de rétablir son influence traditionnelle sur ses périphéries, et les États-Unis désireux de compléter et de parfaire le refoulement de la puissance russe entamé avec la fin de la guerre froide.

L’« affirmative action » appliquée aux affaires internationales par la Russie poutinienne contre ce qu’elle considère comme une discrimination globale choque le monde occidental par sa vigueur et par son… manque de diplomatie. Pourtant, le referendum de la Crimée à peine décidé à une quasi-unanimité d’ailleurs peu remise en cause par les médias occidentaux, le gouvernement temporaire de Kiev, dont la légitimité ne provient pas du suffrage universel et qui a en son sein quelques extrémistes virulents, se drapait d’une vertu virginale et donnait des leçons de morale démocratique à sa République autonome. Or, Washington, Bruxelles et même Moscou à mots plus couverts étaient encore il y a peu unanimes à considérer l’ensemble de l’élite politique ukrainienne des 15 dernières années comme hautement corrompue et peu fréquentable (le clan Ianoukovitch n’en n’ayant pas l’exclusivité, malgré les records atteints en la matière). Il s’agit pourtant bien de cette même élite très discutable représentée à la Rada, le parlement ukrainien, qui s’est choisi un gouvernement provisoire, lequel est tout soudain reçu en grandes pompes par les chancelleries occidentales et signe des traités internationaux avant même les élections prévues en mai 2014. Dans un raccourci historique saisissant, Hillary Clinton compare Vladimir Poutine à Adolf Hitler, pas moins. Que l’on apprécie, ou pas, Vladimir Poutine, l’on ne peut manquer de s’étonner de cette comparaison aussi monstrueuse par une ancienne (et future ?) candidate à la Présidence des Etats Unis. D’un autre côté, l’évocation systématique par les autorités russes de fascistes au sein gouvernement Ukrainien est correcte pour quelques individus (Cf « Yes, there are bad guys in the Ukrainian Government » A. Foxall & O. Kessler, Foreign Policy, 18.03.2014) mais est caricaturale. Bref, c’est la diabolisation contre l’amalgame, avec la référence à ce que notre histoire commune a connu de plus épouvantable. Ce qui compte avant tout, du moins pour l’instant, c’est la guerre des mots et des images. Les politiciens Occidentaux et Russes usent et abusent des mêmes ficelles. Certains médias occidentaux présentent sans nuance l’ours russe une fois de plus menaçant et incontrôlable, son armée est à nos portes, sa dictature oppressante. L’Europe est déjà sous la dépendance russe pour son énergie, donc sa survie. Halte au feu ! Uncle Sam s’est d’ores et déjà porté volontaire pour vendre son gaz de schiste aux Européens. Dès le 26 mars 2014 à Bruxelles, Barack Obama précise : « La question de l’énergie est centrale. L’Europe doit trouver comment diversifier ses approvisionnements. Les États-Unis, eux, ont la chance d’être richement dotés. Accélérer le mouvement serait bon pour l’UE et bon pour l’Amérique. Cela ne se fera pas du jour au lendemain mais c’est maintenant qu’il faut agir, dans l’urgence ».

Les Européens, dont beaucoup rejettent par ailleurs les gaz de schistes pour des motifs écologiques, se retrouveront donc dans la position schizophrénique d’importer ces gaz devant pour le surplus traverser l’Atlantique, avec l’obligation de construire des terminaux gigantesques pour finalement payer une facture vraisemblablement plus élevée que celle de Gazprom. Ils échapperont alors à l’emprise russe menaçante et pourront également augmenter leurs importations de pétrole et de gaz en provenance d’Algérie ou du Qatar, ce qui ne manque pas de sel considérant leur classement par l’ONG Transparency International en matière de corruption et de démocratie. Dans la même rhétorique, on attend dans l’espérance les futurs Liberty Ships qui livreront au peuple Ukrainien et, au passage, à l’Union Européenne pleine de gratitude, un gaz enfin « digne ». Les principes de politique étrangère de l’Union Européenne apparaissent bien éloignés de la Realpolitik d’un Bismarck ou d’un Kissinger, lesquels composaient avec la réalité afin de rechercher un équilibre pacifique. Pourtant, une étude présentée à Bruxelles quasi-simultanément (12 février 2014) par l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales annonce que les gaz de schiste ne permettront pas de réduire la dépendance de l’Europe aux importations d’hydrocarbures ou de réduire les émissions de CO2. Depuis cinq ans, les « shale gas » ont certes entraîné une révolution énergétique aux États-Unis mais leur impact a en fait été très sectoriel et la conséquence sur le PIB américain ne serait que de 0,84% entre 2012 et 2035, soit une contribution annuelle insignifiante de 0,04%, à comparer avec un taux de croissance réel annuel de 1,4%. Les gaz de schiste ne permettront pas davantage de se passer massivement des centrales au charbon ou nucléaires si le prix du gaz remonte de 4 dollars par million BTU à 6 – 10 dollars à plus long terme, particulièrement si ce gaz vient à être exporté des États-Unis. En attendant, l’effondrement du prix du gaz depuis 2008 n’a guère profité aux citoyens américains, dont les tarifs de l’électricité n’ont cessé d’augmenter. En revanche, coïncidence avec la crise ukrainienne, Barack Obama vient de donner son feu vert à un nouveau terminal d’exportation de gaz. C’est la deuxième autorisation que Washington accorde en deux mois, alors que les cinq projets d’exportation antérieurs avaient traîné pendant des années. Après six projets situés sur sa côte est et sud, une première autorisation vient d’être accordée pour la construction d’un terminal ex nihilo situé sur la côte ouest, face à l’Asie, clientèle gazière vivement convoitée par la Russie. L’Amérique se prépare à devenir un exportateur de gaz majeur. Ajoutons que les règles d’importation européennes pourraient être assouplies grâce au Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement UE/États-Unis (en anglais TTIP). Le PTCI a l’objectif déclaré d’étoffer les flux bilatéraux d’échanges et d’investissements entre l’U.E et les E.U. Il s’agira du plus important accord de libre-échange jamais. Avec un sens du timing impressionnant, ce fameux accord commercial actuellement en phase finale de négociation permettrait d’ouvrir grand les vannes de livraison de gaz américain vers l’Europe, peut-être même sans droits de douane. Le 26 mars à Bruxelles, le Président américain confirmait que son pays « a d’ores et déjà accordé des licences d’exportation de gaz de schiste sur des quantités qui équivalent au volume de gaz consommé par l’UE tout entière ». Avec un lyrisme inhabituel, José Manuel Barroso a salué cette proposition, parlant « d’une bonne idée… et même d’une bénédiction pour le monde ». Lorsque l’on connait de poids de Gazprom pour l’économie russe (8% du PIB) ainsi que son rôle dans la renaissance de la Russie après l’effondrement des années Eltsine, on peut réfléchir à la suppression du leadership de Gazprom en Europe comme grille lecture de la crise ukrainienne.

L’avenir de la Russie devra donc probablement se jouer ailleurs : Asie, Grand Nord et Pacifique. Zbigniew Brzezinski, déjà cité, écrivait en 1997 : « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. Et quand bien même elle s’efforcerait de recouvrer un tel statut, le centre de gravité en serait alors déplacé, et cet empire pour l’essentiel asiatique serait voué à la faiblesse, entraîné dans des conflits permanents avec ses vassaux agités d’Asie centrale . Nous ne partageons pas cette analyse et pensons, au contraire, que la Russie retrouvera sa puissance en intégrant enfin pleinement sa dimension eurasiatique.

A la lecture des différentes déclarations de Vladimir Poutine, il est clair que l’Eurasie, ou plutôt la partie asiatique de son immense territoire est bien davantage qu’une opportunité. Contrairement à l’analyse de Brzezinski, ce n’est ni une faiblesse ni un facteur de déstabilisation à cause de voisins agités ; ceux-ci sont à l’Ouest. Nouveaux pipelines, voies ferroviaires et routières, future autoroute maritime par l’arctique, débouchés gigantesques pour les exportations de matières premières, Union Douanière puis Eurasiatique, alliances stratégiques et militaires, diplomatie alignée sur les grands sujets… voilà la grande vision poutinienne avec ses alliés asiatiques. Les obstacles seront sans aucun doute à la mesure de l’enjeu, particulièrement avec une Russie à l’économie affaiblie et mise au ban de l’Occident. Il n’empêche que si la crise ukrainienne est très grave elle n’est, d’une certaine façon, qu’un stigmate du passé. Le soleil se lève à l’Est.

Arnaud Leclercq

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Qui est Arnaud Leclercq?

Arnaud Leclercq

Citoyen suisse, Arnaud Leclercq est un banquier au parcours atypique, docteur en géopolitique et professeur HEC à Paris. Titulaire d’un MBA de HEC et diplômé de Harvard, il est cadre dirigeant reconnu dans le monde de la gestion de fortune, plus particulièrement avec les marchés émergents. Son livre «La Russie puissance d’Eurasie. Histoire géopolitique des origines à Poutine», publié en France (2013) et en Russie (2015), est désormais une référence. Ses analyses sont régulièrement partagées par les médias.