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Arnaud Leclercq - Suisse-UE: Démocratie vs Bureaucratie

Suisse-UE: Démocratie vs Bureaucratie

Miserere nobis... La votation suisse limitant l'immigration de masse et, en conséquence, la libre circulation des personnes avec son voisin européen a été votée.

D’accord ou pas, vox populi, vox Dei, c’est ainsi, punkt schluss comme l’ont dit du côté alémanique. Malheureusement, les qualificatifs réprimandant le petit Helvète pas sage exprimés ces derniers jours par plusieurs dirigeants européens « punition, représailles, outrage » ne feront que renforcer un sentiment de méfiance face à l’hydre bruxelloise, et pas seulement dans les cantons montagnards. Le respect d’une démocratie directe et ancienne citée en modèle dans le monde entier ne saurait être balayé d’un revers de manche par un haut fonctionnaire ou un membre de la Commission qui n’a pas affronté le suffrage universel. Le suspens unilatéral et abrupt par l’Europe de négociations entamées avec la Suisse il y a des années rappelle une attitude de l’administration G.W. Bush dans un contexte de guerre, pourtant alors bien décriée par les même bien-pensants du Continent : «vous êtes avec ou contre nous». Pas de juste milieu possible qui donne plutôt à penser que, suivant le principe de Monsieur Ford, la Suisse peut faire ce qu’elle veut, pourvu qu’elle suive strictement les directives de l’Union Européenne.

Si Berne va bien entendu poursuivre le dialogue, expliquer encore et encore, la menace pour la Suisse est néanmoins bien réelle. L’inquiétude des milieux universitaires, des banquiers et autres acteurs éminents de la Confédération est justifiée. Certes, la Suisse va pour l’instant beaucoup mieux que la plupart des donneurs de leçons mais, dans un contexte économique et sociétal européen très instable, on peut se demander si le vote du 9 février n’est pas un Cygne Noir. Cette théorie, développée par le mathématicien et philosophe Nassim N. Taleb, évoque un événement imprévisible ayant une faible probabilité de se dérouler et qui, s’il se réalise, a des conséquences d’une portée considérable et exceptionnelle. Le trait est peut-être exagéré concernant la portée des décisions à venir de l’Union Européenne, mais le risque potentiel mérite réflexion. La conjonction de plusieurs facteurs peut en effet s’établir. Ainsi, sans en présenter une liste exhaustive, l’on peut évoquer, d’une part, une récente et certaine propension de Suisses à saborder eux-mêmes des vecteurs d’une richesse nationale, perçue comme immuable mais finalement d’assez fraîche date à l’échelle de l’Histoire et, comme le montrent de nombreux exemples, toujours plus fragile qu’escompté. Rassurons-nous, la capacité à s’autodétruire n’est pas un monopole ni un privilège réservé aux bords de la Limmat ou du Rhône ; un économiste disait récemment que les Français exportent actuellement très bien leurs riches pour importer des pauvres. D’autre part, une dépendance grandissante à la monnaie unique, comme le démontre notamment la multiplication par cinq du bilan de la Banque Nationale Suisse depuis 2007, dont une large part de ces 500 milliards de francs sont investis en euros, en obligations et actions européennes alors même que la dette publique de la zone en question s’établit encore à 92,7% du PIB à la fin 2013, mettant le partenaire principal de la Suisse en une position pour le moins délicate. Enfin, la rupture de relations, certes difficiles, mais constructives avec l’Union Européenne pourra toucher durablement des pans entiers de l’économie suisse. Faisons simplement référence à l’accord sur l’électricité négocié depuis 2007 et reporté sine die (en 24 heures !), l’accès des banques et assureurs suisses au marché financier européen, l’environnement, les transports, etc…

Dès lors, de deux choses l’une, soit la Suisse tente de diluer les conséquences du vote du 9 février et s’accommode progressivement, et plutôt vite que lentement, du droit européen, soit elle tâche de maintenir une relation décente avec l’UE, mais se courbe sans se briser, tout en accélérant ses coopérations stratégiques en dehors de l’Europe. À cet égard, le contraste est flagrant. Autant la Suisse est décriée par ses voisins qui ignorent toujours que le gruyère n’a pas de trou, autant son image demeure véritablement excellente bien au-delà. Sans négliger son partenaire historique principal, pourquoi ne pas imaginer, dans un sursaut vital, un redéploiement de ses efforts diplomatiques, commerciaux, stratégiques vers ces nouveaux marchés qui ont soif de collaboration technologique, financière, industrielle helvétiques : pays du Golfe, Arabie Saoudite en tête, Fédération de Russie, Inde, Indonésie, Chine, Afrique… Il suffit d’y voyager pour entendre que l’on n’y parle de la Suisse, non pas comme d’un enfant désobéissant mais, à l’inverse, d’une personne respectable et de qualité ayant de formidables atouts à partager. Le programme d’échange universitaire Erasmus auquel n’auront peut-être bientôt plus accès les jeunes Suisses est certes une création formidable mais, alors que la vieille Europe s’enfonce dans les classements académiques internationaux, il faut retenir que plus d’un tiers des doctorats scientifiques du MIT et de Harvard seraient soutenus par de jeunes Chinois et Indiens. Le niveau remarquable de la mathématique et physique théoriques russes et ukrainiennes, n’est-il pas complémentaire de l’excellence en sciences appliquées des Écoles polytechniques fédérales ? L’Institut technologique de Bombay n’est-il pas une référence mondiale en informatique ? En d’autres termes, vaut-il mieux envoyer nos étudiants à Paris ou bien à Shanghai ? En regardant l’avenir, la réponse semble limpide.

Petit pays enclavé, la Suisse a longtemps et remarquablement su préserver son indépendance géopolitique et économique. Les assauts subis ces dernières années prouvent que cette période est néanmoins révolue. Dans la difficulté, certaines nations ou entreprises ont su saisir les changements de paradigmes pour se réinventer et capter de nouvelles sources de développement où l’on est le bienvenu, plutôt que de s’entêter à regarder dans le rétroviseur. Travailler à préserver des acquis avec l’Union Européenne n’est pas en contradiction avec une réallocation massive de ressources en direction des nouveaux marchés. Seule une vision bien comprise, une méthodologie claire et une rapidité d’exécution permettront de transformer les écueils européens en opportunités émergentes.

Arnaud Leclercq

 

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Qui est Arnaud Leclercq?

Arnaud Leclercq

Citoyen suisse, Arnaud Leclercq est un banquier au parcours atypique, docteur en géopolitique et professeur HEC à Paris. Titulaire d’un MBA de HEC et diplômé de Harvard, il est cadre dirigeant reconnu dans le monde de la gestion de fortune, plus particulièrement avec les marchés émergents. Son livre «La Russie puissance d’Eurasie. Histoire géopolitique des origines à Poutine», publié en France (2013) et en Russie (2015), est désormais une référence. Ses analyses sont régulièrement partagées par les médias.