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Arnaud Leclercq - L’influence géopolitique des trois religions du Livre en Russie

L’influence géopolitique des trois religions du Livre en Russie

L’orthodoxie

Élément constitutif de l'identité russe, l'orthodoxie est introduite à Kiev il y a plus d'un millénaire, quand le grand-prince Vladimir adopte le christianisme et impose en mai 988 à son peuple le baptême dans les eaux du Dniepr1. Dès 954-955, Olga, veuve du prince Igor s'était convertie à la religion nouvelle et, dans la deuxième moitié du Xe siècle, les conquêtes russes mettent Kiev en contact avec les Bulgares du Danube, eux-mêmes convertis au christianisme orthodoxe depuis 863. L'effort d'évangélisation conduit depuis Byzance se combine alors avec les calculs politiques du grand-prince Vladimir, qui entend affirmer l'unité de son État en lui donnant une cohérence religieuse fondée sur le ralliement à la religion chrétienne2. Intervenant dans la guerre qui oppose, dans l'Empire byzantin, le basileus Basile II à Bardas Phocas, il choisit de soutenir le premier en obtenant en échange la main de sa sœur, la princesse Anne. C'est dans ces circonstances bien particulières que le prince russe se convertit, au cours de l'hiver 987-988, au christianisme orthodoxe. L'occasion du mariage princier fournira quelques mois plus tard le prétexte d'un baptême général du peuple russe.

L'Église russe qui naît alors va occuper une place essentielle dans la vie politique et sociale de la principauté de Kiev où se développe rapidement une brillante culture slave et orthodoxe fondée sur l'établissement de liens étroits avec Constantinople dont l'Église russe dépend étroitement3. Elle est naturellement entraînée dans le schisme de 1054, survenu à propos de la fameuse querelle du «filioque». Il s’agit d’un différend théologique. A la question «de qui procède le Saint Esprit» ? L’Orient confirme qu’il procède du Père seul (ek monou tou Patros) alors que les chrétiens d’Occident croient qu’Il procède du Père et du Fils (ex Patre Filioque procedit).

La nouvelle religion peine à s'imposer dans les campagnes, où le paganisme subsiste longtemps avant que ne se réalise un syncrétisme intégrant à la nouvelle religion d'antiques croyances, les divinités anciennes se transformant opportunément en saints. Le prophète Elie, emmené au ciel dans un char de feu, selon la tradition biblique, se confond avec le vieux dieu slave Peroun qui était chargé de protéger les paysans des effets des orages4. La domination tatare offre à l'Église orthodoxe l'opportunité d'apparaître comme le symbole de la permanence d'une identité russe face aux maîtres asiatiques, et c'est elle qui entretient la ferveur religieuse qui permet ensuite aux princes de Novgorod ou de Moscou - Alexandre Nevski ou Dimitri Donskoï - d'apparaître comme les champions de la Russie dressée face à l'ennemi, teutonique ou mongol. Force civilisatrice, l'Église orthodoxe entretient une foi religieuse intense, qui commande la fondation de nombreux monastères - ainsi celui de La Trinité Saint-Serge de Zagorsk - des communautés qui vont conserver et transmettre un précieux héritage culturel5.

L'Église russe va s'éloigner de Byzance à la fin du Moyen-Âge, quand les délégués envoyés par l'empereur de Constantinople aux conciles de Ferrare et de Florence en 1431-1440, acceptent le principe de l'union des Églises, jugée indispensable pour conjurer la menace ottomane. Refusant de s'engager sur cette voie, les Russes vont considérer comme une punition divine la chute de Constantinople survenue en 1453 et ils vont tout naturellement prendre la suite de la «deuxième Rome» en prétendant avoir hérité de ses fonctions politiques et religieuses, ce que résumera vers 1520 le moine Philothée quand il présentera la Russie du XVIe siècle comme la «troisième Rome» fondant ainsi ses prétentions à la monarchie universelle6. C'est sous le règne d'Ivan le Terrible qu'est créé en 1589 un patriarcat indépendant.

Le XVIIe siècle est marqué par une crise très profonde, consécutive aux réformes liturgiques qu'a voulu introduire le patriarche Nikon. Cette réforme suscite en effet l'opposition des «vieux croyants» dont la résistance entraîne un véritable schisme, le Raskol, dont les fidèles subissent une répression impitoyable et qui a longtemps marqué la tradition orthodoxe7. Soumise au pouvoir politique sous Pierre le Grand, l'Église manifeste cependant un grand dynamisme au XIXe siècle et l'autorité qu'elle établit sur l'ensemble du monde orthodoxe tout comme la place que le pouvoir lui accorde dans la définition de l'identité russe - «Autocratie, Orthodoxie, Nation» - font qu'elle retrouve en 1905 une large autonomie. Une période de courte durée puisque la révolution d'Octobre et l'établissement du pouvoir communiste conduisent, au nom de l'athéisme qui anime le nouveau régime, à de lourdes persécutions impliquant l'assassinat ou la déportation systématiques des religieux, comme la destruction des édifices de culte ou leur affectation à de toutes autres activités. De 1917 à 1940, 75 000 lieux de culte sont ainsi détruits. Six cents évêques, quarante mille prêtres et cent vingt mille moines ou religieuses ont été assassinés. Une persécution qui s'atténue ensuite mais qui demeure une politique officielle jusqu'à la fin de l'URSS8.

Les années 1990 correspondent en revanche à une renaissance spectaculaire, marquée par la réouverture de très nombreux sanctuaires, par des millions de baptêmes et par une multiplication des vocations sacerdotales alors que le nouveau pouvoir fait symboliquement reconstruire à Moscou la cathédrale du Christ-Sauveur dynamitée sous Staline9. La situation commence à évoluer dès la deuxième partie des années 1980, avec les débuts de la Perestroïka. En 1986, certains organes de presse commencent à prendre la défense des croyants et les diverses interdictions les concernant commencent à être levées une à une. En avril 1988, Mikhaïl Gorbatchev, quand il célèbre le millénaire du baptême de la Russie, s'engage «à corriger les erreurs commises à l'égard de la religion et des croyants dans les années trente et au cours de celles qui ont suivi.» Enfin, une nouvelle législation, reconnaissant la liberté de conscience, est votée par le Parlement russe en octobre 199010. Sept ans plus tard, une nouvelle loi fédérale portant sur «la liberté de conscience et les associations religieuses» entre en vigueur. Elle reconnaît la liberté de conscience et de religion pour tous les citoyens et résidents de la Fédération de Russie, elle réaffirme la séparation de l'Église et de l'État et précise qu'aucune religion ne peut se prévaloir d'un statut d'Église d'État mais souligne «le rôle particulier de l'orthodoxie dans le développement de la nation russe et dans sa culture», elle mentionne le christianisme, considéré dans son ensemble - et non l'orthodoxie, retenue dans un premier projet rejeté par Boris Eltsine - comme «partie intégrante de l'héritage historique du peuple russe, au même titre que l'Islam, le judaïsme et le bouddhisme». La législation établit une distinction entre les «organisations religieuses» qui bénéficient de privilèges en matière fiscale et dans le domaine de l'instruction et les «groupes religieux», dont le statut demeure plus précaire. Seules les organisations religieuses pouvant prouver leur existence sur le territoire russe depuis cinquante ans au moins ont le droit d'utiliser pour se désigner l'adjectif «russe». Les groupes religieux se voient, à l'inverse, interdire diverses activités, ce afin de lutter contre le prosélytisme des Églises ou des communautés étrangères. On voit ainsi les Russes réagir contre les sectes évangéliques américaines qui, dotées de gros moyens, tentent de gagner de nouveaux fidèles dans la Russie postcommuniste. La réaction est identique face aux missionnaires catholiques envoyés en Russie par le pape polonais Jean-Paul II. Pour G. Poltavchenko, proche du président Poutine, «il faut consolider les bases spirituelles de la société, en faisant appel aux traditions russes. L'économie et l'ordre ne sont pas suffisants pour développer un État de droit. Les raisons de la crise démographique ne sont pas économiques mais morales».

On mesure, à l'importance accordée à ces questions, le rôle qu'entend jouer l'Église orthodoxe dans la nouvelle Russie où, encouragée par le pouvoir, elle souhaite exercer une influence idéologique de premier plan11. Dès 2000, un chapitre intitulé «L'Église et la nation» apparaît en deuxième position dans les «Fondements de la conception sociale de l'Église orthodoxe». Église d'État jusqu'en 1917, puis sauvagement persécutée durant l'ère soviétique, l'Église orthodoxe doit aujourd'hui tenir compte du caractère multiethnique et multiconfessionnel du pays, ainsi que des progrès de la sécularisation pour définir la place qu'elle entend occuper. Dans le principe, le métropolite Kyrill, qui a succédé depuis à Alexis II aux fonctions de patriarche, affirme que «la Russie est un pays orthodoxe sur le territoire duquel vivent des minorités nationales et religieuses» mais elle doit en même temps être considérée comme la «communauté unique de la foi orthodoxe». S'appuyant sur une vision huntingtonienne d'un monde multipolaire partagé entre diverses civilisations distinguées par leurs héritages religieux respectifs, les responsables orthodoxes considèrent que la Russie doit, au nom de sa tradition religieuse, se dresser contre la société occidentale libérale et sécularisée. Comme les civilisations autres que l'occidentale, la Russie aura vocation à se libérer de l'influence de l'Occident, au nom de la défense de son identité culturelle, portée par l'héritage de l'orthodoxie. Sans rejeter frontalement la notion de «droits de l'homme», l'Église orthodoxe tente de les réinterpréter dans un sens traditionnel, ce qu'exprime la «Déclaration sur les droits et l'honneur de l'homme» formulée lors du concile réuni en avril 2006. Elle a également mis en avant les «droits des groupes» opposés à ceux des individus. Au nom des relations avec les autres Églises orthodoxes, notamment celles de pays voisins tels que l'Ukraine et la Biélorussie, c'est, davantage que la communauté religieuse, le rapport à la Russie qui est mis en avant. Sans se rallier à un ethno-nationalisme qui serait contradictoire avec le message universaliste du christianisme, l'Église orthodoxe trouve son compte dans le «nationalisme culturel» qui valorise l'identité religieuse propre à l'orthodoxie et ignore les religiosités individuelles. Les dirigeants politiques ne manquent pas une occasion de manifester leur sympathie à l'orthodoxie et l'on a ainsi vu Vladimir Poutine déclarer, en septembre 2005 au mont Athos, que la Russie est une «puissance orthodoxe». Les dirigeants du Kremlin comptent utiliser à leur profit le facteur religieux et disposent pour cela d'une monnaie d'échange, la restitution au clergé des biens qui lui ont été confisqués à la faveur de la révolution et durant l'ère communiste.

Dans le projet poutinien, la restauration du pays passe par le retour d'un certain ordre moral, que peut garantir l'Église mais si 72% des Russes se déclarent orthodoxes, seuls 4 % sont des pratiquants réguliers. Selon Kathy Rousselet, chercheuse au CERI12, l'Église est vue comme «un vecteur de moralisation de la société et un véhicule du patriotisme, ce qu'elle a toujours été». Dès 1997, un texte consacré à la sécurité nationale insiste sur le rôle de l'orthodoxie dans les valeurs spirituelles de la Russie13. Dans son programme de reconstruction du pays, Vladimir Poutine a ensuite confirmé à l'Église orthodoxe cette mission et les relations avec le clergé se sont encore améliorées sous la présidence de Dimitri Medvedev, au moment où le très populaire métropolite Kyrill succédait à Alexis II au Patriarcat. La rétrocession des édifices confisqués jadis s'accélère – ainsi le couvent de Novodievitchi de Moscou - ce qui ne peut que confirmer les bonnes relations entre le pouvoir politique et un clergé orthodoxe qui doit prendre sa part dans l'œuvre de reconstruction nationale entreprise après la séquence soviétique et le chaos des années 1990.

Juifs et catholiques tournés vers l'Ouest

Comme l'a montré Alexandre Soljenitsyne dans ses Deux siècles ensemble 1795-199514, la Russie slave et orthodoxe a entretenu des rapports complexes avec la composante juive de la population de l'empire, à l'époque tsariste - marquée par un antisémitisme virulent - ou durant la période soviétique, quand les juifs prenaient une part importante au mouvement révolutionnaire ou quand ils ont été persécutés par Staline. L'émigration qui a accompagné la Perestroïka et suivi l'effondrement du système soviétique s'est finalement stabilisée et la Russie nouvelle voit se reconstituer une communauté juive avec laquelle elle entretient, au niveau de ses dirigeants, de bonnes relations, en même temps qu'elle a mis en sourdine la rhétorique anti-israélienne des temps soviétiques. On sait la part prise par la conversion des Khazars dans le développement, à l'est de l'Europe, des communautés juives présentes aux marges occidentales de la Moscovie, puis de l'Empire russe.

Dès le XVIe siècle, Ivan le Terrible interdit aux juifs de venir en Russie car «ils pourraient y importer des poisons en vue de détourner la Russie du christianisme». Un antijudaïsme d'État qui permet de comprendre à quel point seront difficiles les relations entre les Russes et cette minorité religieuse devenue au fil des siècles minorité ethnique. L'annexion d'une grande partie de la Pologne par Catherine II à l'issue des partages intervenus à la fin du XVIIIe siècle, constitue une étape importante, dans la mesure où l'Empire russe récupère alors une communauté de plus d'un million d'âmes «assignée à résidence» dans un espace précis correspondant aux territoires actuels de la Lituanie, de la Biélorussie, de l'Ukraine occidentale et méridionale et de la Pologne. Les juifs de Moscou et de Saint-Pétersbourg sont alors contraints d'aller s'installer dans cette région où le régime tsariste encouragera les conversions forcées et tentera de mettre en œuvre une politique de russification de ces populations parlant le yiddish, un dialecte considéré comme «allemand». La pression sur les communautés juives se confirme après l'assassinat du tsar Alexandre Il, ce qui entraîne une émigration massive vers l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord - près de deux millions de juifs partent ainsi à l'étranger entre 1881 et 1914, dont 1,5 million en Amérique du Nord15. Le recensement russe de 1897 identifie un peu plus de cinq millions de juifs dans l'empire, dont 94 % vivant dans la zone de résidence obligatoire qui peut apparaître en fait comme un ghetto à grande échelle.

De tragiques événements comme le pogrom de Kichinev en 1903 ou le procès inique de Mendel Beilis accusé de crime rituel en 1911, témoignent de la situation intolérable qui est alors faite aux juifs de l'Empire russe alors que les groupes nationalistes paramilitaires des Cent Noirs recourent aux pogroms pour «punir» les juifs de leur participation à la tentative révolutionnaire de 1905. La minorité juive va en effet, en raison des conditions qui sont les siennes, se reconnaître en grande partie dans les mouvements révolutionnaires et constitue même le sien, le Bund, qui n'a guère de peine à recruter, au moment où les débuts du sionisme font aussi naître chez certains de nouveaux espoirs, dénoncés par d'autres comme une «déviation nationaliste petite-bourgeoise». L'accroissement de la misère du fait du triplement de la population juive au cours du XIXe siècle et de son expulsion des campagnes, ajoutée au poids des discriminations, radicalise la minorité vite désignée comme un bouc émissaire, dénonciation alimentée par la diffusion du Protocole des Sages de Sion, un faux rédigé par les services de l'Okhrana, la police tsariste, pour détourner contre les juifs le mécontentement populaire. Une situation porteuse des explosions à venir, de la révolution de 1917 à l'essor du sionisme, avec ses conséquences pour le Proche-Orient post-ottoman. La Première Guerre mondiale constitue, sur le front oriental, la source de nouvelles épreuves pour les juifs soupçonnés par les Russes de sympathie pour l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie où, depuis longtemps, leur émancipation est acquise, dans un contexte de ralliement aux Lumières - incarné par la Haskala, mouvement visant à intégrer les juifs dans la modernité européenne et à rompre avec le ghetto et le judaïsme traditionaliste16 - qui a contribué à la «normalisation» du fait juif. La part prise par les militants juifs - Trotski, Kamenev, Zinoviev, Radek... - dans la révolution d'Octobre et dans l'installation du régime communiste a accru le ressentiment contre cette minorité, victime de nombreux pogroms durant la guerre civile17. Nombre de ses membres - dont de nombreux bolcheviks de la première heure - ont compté parmi les victimes des procès staliniens, même si Lagoda ou Kaganovitch ont été parmi les serviteurs les plus zélés du «petit père des peuples» ce qui a conduit beaucoup de Russes à considérer que les juifs devaient être rendus responsables des malheurs subis par le pays durant l'ère communiste. Un jugement relayé en partie par Soljenitsyne, dont on sait l'écho que pouvaient rencontrer ses réflexions sur l'identité russe au lendemain de la disparition du communisme. L'époque stalinienne est aussi celle qui a vu - en Extrême-Orient, dans un cadre très peu accueillant - la création en 1934 de l'ubuesque «région autonome juive du Birobidjan» où ne demeurent aujourd'hui que deux à trois mille juifs, sur une population près de cent fois plus nombreuse... La victoire soviétique de 1945 a cependant été perçue comme une libération par les juifs rescapés des massacres perpétrés par l'Allemagne nazie et Staline - pour des raisons de grande géopolitique, la volonté d'affaiblir l'Angleterre et ses clients et protégés dans le Proche-Orient arabe - reconnaît rapidement l'État d'Israël, fondé alors sur la base du programme sioniste, mais aussi sur les valeurs de gauche du parti travailliste de Ben Gourion. Staline n'en revient pas moins à de nouvelles purges antisémites, qui se seraient certainement développées sans sa mort survenue en 1953. Les liens établis avec les régimes nationalistes arabes au cours des années cinquante convertissent définitivement le régime soviétique à l'antisionisme et les juifs d'URSS ont vite été suspectés, du fait de leur solidarité supposée avec Israël, de pouvoir se transformer, dans le contexte de la guerre froide, en agents américains18... La relative détente qui s'installe au cours des années 1970, quand interviennent les premiers accords de limitation des armements stratégiques et le développement du processus d'Helsinki, conduit cependant le régime soviétique à autoriser l'émigration et environ 300 000 juifs peuvent alors quitter le pays pour partir en Israël, en Europe occidentale et en Amérique du nord. Le mouvement prend rapidement une autre ampleur avec la Perestroïka. François Thual19 évalue à 2,2 millions le nombre total des juifs dans l'ensemble de l'URSS en 1970. Il s'affaisse à 1,8 million en 1980, 1,5 million en 1989 et 1,2 million en décembre 1991, quand disparaît l'Union soviétique. En 2010, les estimations concernant les trois principaux pays de l'ex URSS - hormis les pays Baltes et la Moldavie - font état d'un demi-million de juifs dont 281 000 en Russie, 150 000 en Ukraine et 51 000 en Biélorussie. Résultat d'une émigration massive vers l'Amérique, du nord et du sud, l'Europe occidentale, dont l'Allemagne, et, bien sûr, Israël. François Thual conclut que «Pour simplifier, on peut dire que les juifs issus de l'ancien empire des tsars ont été massacrés et que les juifs de l'Empire soviétique, ceux qui avaient échappé à la Shoah, sont partis. Au XXe siècle, pogroms, goulags, Shoah auront ainsi annihilé définitivement l'héritage historique de l'âge d'or du royaume de la Grande Pologne des XVIIe et XVIIIe siècles».

Si l'on considère la situation actuelle, l'émigration semble s'être arrêtée et l'on constaterait même un mouvement de retour depuis Israël, l'État juif n'ayant pas satisfait les attentes de certains juifs russes qui l'avaient rejoint. Un Congrès mondial de juifs russophones a été fondé à Moscou en juillet 2002, regroupant les organisations et les communautés juives russophones de vingt-trois pays. Il s'agit de soutenir Israël et de favoriser l'intégration dans les pays d'accueil des communautés de la diaspora. Selon le Congrès, 900 000 juifs russophones vivent en Israël, 430 000 aux États-Unis, 120 000 en Allemagne et 60 000 au Canada... La plupart des oligarques ont la double nationalité russe et israélienne; c'est le cas de Goussinski, ancien président du Congrès des juifs de Russie, de Roman Abramovitch, de Victor Vekselberg,, ou d 'Andreï Kozyrev. Ce qui ne va pas sans alimenter dans l'opinion un antisémitisme marginal, alors que le Kremlin ménage une communauté qui exerce une influence importante dans le domaine financier20. Soupçonné d'antisémitisme pour s'en être pris à plusieurs oligarques en vue - comme Berezovski, Goussinski et surtout Khodorkovski dont la victimisation par les médias occidentaux ne rencontre guère d'écho en Russie -, Vladimir Poutine a confié des fonctions importantes – celles de premier ministre, puis de chef des services d'espionnage - à un juif, Mikhaïl Fradkov. Vladimir Poutine entretient par ailleurs les meilleurs rapports avec le grand rabbin Berl Lazar, formé à New York et qui a reçu la nationalité russe en 2000, avec lequel l'auteur a eu une discussion privée passionnante sur l'histoire de l'antisémitisme en Russie lors du World Economie Forum régional (Moscou 2004). Il protège également les cercles d'hommes d'affaires juifs qui contribuent à la vitalité économique du pays. Une posture qui peut placer la Russie - qui abrite par ailleurs d'importantes communautés musulmanes - dans la situation de peser - elle est déjà membre du Quartet - sur les perspectives de règlement du conflit israélo-palestinien.

Les Juifs ne sont pas la seule composante identitaire qui tend à tourner naturellement la Russie vers l'Ouest. Le catholicisme, par définition lié à Rome, tend également à renforcer ce tropisme.

C'est au contact de Byzance que la Russie kiévienne s'est convertie au christianisme et c'est tout naturellement qu'elle s'est retrouvée, après le schisme intervenu en 1054, au sein de l'Église orthodoxe21. Par la suite, l'antagonisme prolongé qui oppose la Russie à la Pologne présente aussi une dimension religieuse, celle de l'opposition entre deux religions qui s'identifient dans une large mesure aux États qui les ont adoptées depuis de nombreux siècles. C'est sur les marges occidentales de l'Empire russe que le catholicisme s'est maintenu, chez les polonais bien sûr, mais aussi chez les Lituaniens ou chez les uniates d'Ukraine, ces Ruthènes attachés au rite grec mais reconnaissant l'autorité de Rome et la théologie catholique22. Persécuté durant la période soviétique, le catholicisme a joué un rôle majeur dans l'émancipation de la Pologne du joug communiste à l'époque où les déplacements et les pèlerinages de Jean-Paul II, le pape polonais, étaient perçus comme des opérations autant politiques que spirituelles. Les relations entre l'Église orthodoxe russe, l'Église orthodoxe ukrainienne, les catholiques uniates et l'autorité romaine ont donc revêtu, surtout depuis la fin de l'URSS, une dimension géopolitique car, derrière les débats relatifs à l'œcuménisme, on voit bien les enjeux de pouvoir et d'influence qui commandent les attitudes et les réactions des diverses parties. L'élection en 2005 du pape Benoît XVI - ex-cardinal Ratzinger - a été accueillie avec satisfaction au patriarcat orthodoxe de Moscou, qui entretenait les pires relations avec son prédécesseur. Jean-Paul II, pape polonais et slave qui avait en effet tendance à considérer la Russie comme une terre de mission pour les prêtres catholiques polonais, avec les conséquences que l'on imagine pour la perception que pouvaient avoir les Russes d'une telle attitude. Comme le signale Michel Laroche23, «[ ... ] la discordance qui existait entre le langage œcuménique du pape et la pratique de prosélytisme agressif qui avait cours sur le territoire canonique du patriarcat de Moscou se traduisait non seulement par la création sans concertation de diocèses en Russie, mais par l'envoi de missionnaires catholiques polonais dans les villages orthodoxes, qui irritait et inquiétait au plus haut point la hiérarchie orthodoxe russe.» Une posture qui s'explique en grande partie par ce qu'avait été le parcours de Karel Wojtyla, qui en était venu à incarner son pays d'origine en le mobilisant contre un pouvoir communiste naturellement identifié à l'Union soviétique, fossoyeuse en 1945 de la liberté polonaise mais, même au-delà, à l'ennemi héréditaire. Le pape polonais avait l'intime conviction que la nouvelle résurrection de son pays - qu'il interprétait comme le résultat d'une volonté providentielle - le désignait tout naturellement pour convertir les Russes orthodoxes «schismatiques». Au risque d'entraîner une réaction de l'Église russe et l'on vit effectivement le métropolite Kyrill de Smolensk et Kaliningrad, président du département extérieur du patriarcat de Moscou et second personnage de l'Église russe, multiplier les déclarations à la presse pour dénoncer le prosélytisme mis en oeuvre par le Vatican auprès de tous les peuples slaves, notamment en Russie et en Ukraine.

Pape d'origine allemande, Benoît XVI ne se situait évidemment pas dans la même perspective et, là où Jean-Paul II n'avait jamais été accueilli en Russie, il souhaitait développer des relations positives avec le patriarcat de Moscou. Rome et Moscou ont également des intérêts communs face au prosélytisme lui aussi très agressif des sectes évangéliques américaines qui viennent contester en Amérique du sud la place qu'y occupe traditionnellement l'Église catholique et ont également tenté d'intervenir en Russie où leur action est vite perçue comme une manifestation du soft power américain. Dans un autre registre, Benoît XVI savait qu'il avait une carte majeure à jouer avec la rivalité qui oppose le patriarcat de Moscou à celui de Constantinople24. Il s'est opposé à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne et ne pouvait qu'entrer en conflit sur ce point avec le patriarche de Constantinople qui défend cette cause, dans la mesure où il attend de l'adhésion de la Turquie - dont on sait qu'elle est dirigée aujourd'hui par les islamistes de l'AKP - la possibilité de créer, sur le territoire canonique du patriarcat de Rome, une Église multinationale orthodoxe soumise à Constantinople. Tenant d'une centralisation de type pontifical, le patriarche Bartholomé de Constantinople avait ainsi de quoi inquiéter Benoît XVI qui craignait de voir le patriarcat oriental revendiquer le même territoire canonique que celui de Rome. En fait, cette entrée en Europe de l'Église orthodoxe de Constantinople aurait pour vocation d'accompagner et de justifier l'entrée de la Turquie. Le patriarche est ainsi perçu à Rome comme l'ambassadeur de la Turquie musulmane alors que l'Europe chrétienne est confrontée au formidable défi que représente pour elle la croissance très rapide des populations musulmanes issues de l'immigration massive qu'elle connait depuis une quarantaine d'années. Face aux projets du patriarche Bartholomé, Benoît XVI a été tout naturellement conduit à se rapprocher du patriarche de toutes les Russies qui s'oppose depuis longtemps aux tentatives, inspirées du papisme, de son homologue de Constantinople d'imposer une autorité centrale sur la présence orthodoxe en Europe occidentale.

Se dessinent ainsi deux visions antagonistes qui dépassent largement les questions de foi religieuse. La première, réellement européenne alors représentée par Benoît XVI et Alexis, revendiquait l'inscription dans la constitution européenne des «racines chrétiennes» de l'Europe. La seconde, portée par le patriarche Bartholomé et favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union, impliquait la mise sur un pied d'égalité de l'héritage chrétien européen et de la foi musulmane. Les deux Églises russe et catholique ont ici des intérêts communs face aux ambitions européennes du patriarche de Constantinople et à son projet d'Église «turco-européenne» sur le territoire historique de l'Église catholique. Sur ce terrain, la première et la troisième Rome semblent avoir vocation à s'entendre. Une entente confirmée au fil des dernières années au cours desquelles la béatification du pape Jean-Paul II n'a pu dissimuler une évolution majeure du Vatican en faveur d'un rapprochement toujours plus poussé avec l'Église orthodoxe russe.

Depuis son élection au pontificat en 2013, le pape François semble adopter une position équilibrée avec l’Eglise orthodoxe. En février 2016, sa rencontre historique avec le patriarche Kirill fut un face-à-face sans précédent près de mille ans après le schisme entre chrétiens d’Orient et d’Occident.

Arnaud Leclercq
Extrait de La Russie, puissance d'Eurasie.

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1 V. Vodoff: Naissance de la chrétienté russe, Fayard, paris, 1988.
2 O. Clément: L'Église orthodoxe, PUF, paris, 1965.
3 M. Dennes: Le baptême de la Russie, mille ans de foi chrétienne, Nouvelle Cité, Paris, 1987.
4 I. Kologrivof: Essai sur la sainteté en Russie, Editions Beyaert, Bruges, 1953.
5 P. Kovalevsky: Saint Serge et la spiritualité russe, Seuil, Paris, 1958.
6 L. Poliakov: Moscou, troisième Rome. Les intermittences de la mémoire historique, Hachette, Paris, 1989.
7 P. Pascal: Avvakum et les débuts du Raskol, Institut d'Études Slaves, Paris, 1938.
8 N. Struve: Les Chrétiens en URSS, Seuil, Paris, 1963.
9 D. Sidorov: Orthodoxy and difference. Essay on the geography of Russian orthodox churches in the 20th century, Pickwick San José, Californie, 2001.
10 F. Thual: Le Douaire de Byzance. Territoires et identité de l'orthodoxie, Ellipses, Paris, 1998.
11 J-F. Colosimo: L'Apocalypse russe. Dieu au pays de Dostoievski, Fayard, Paris, 2008.
12 G. Favarel-Garrigues et K. Rousselet: La Russie contemporaine, Faard, Paris, 2010.
13 P. Pacom: L'Église orthodoxe face à ou dans la construction européenne?, Collège Interarmées de Défense, Paris, 2007.
14 Fayard, Paris, 2002.
15 J.D. Porath: Jews in Russia. The last four centuries, united Synagogue of America, 1973.
16 J.S. Raisin: The Haskalah Movement in Russia, Jewish Publication Society of America, Philadelphie, 1913.
17 E.E. Haberer: Jews and Revolution in nineteenth-century Russia, Cambridge University press, 2004.
18 J-J. Marie: L'antisémitisme en Russie, Tallandier, Paris, 2009.
19 Le fait juif dans le monde. Géopolitique et démographie, Odile Jacob, Paris, 2010.
20 A. Kalika: L'Empire aliéné. Le système du pouvoir russe, Editions du CNRS, Paris, 2010.
21 F.D. Liechtenhan: Les trois christianismes et la Russie. Les voyageurs occidentaux face à l'Eglise orthodoxe russe XVe-XVIIIe siècle, CNRS Editions, Paris, 2002.
22 D.J. Dunn: The catholic Church and Russia. Popes, Patriarchs, tsars and Commissars, Ashgate Burlington, USA, 2004.
23 «Le pape Benoît XVI. La nouvelle redistribution des cartes de l'œcuménisme catholique-orthodoxe» in Diplomatie, octobre 2005, n° 16.
24 «Le troisième pôle identitaire russe est dû au déclin, puis à la chute de Constantinople, qui fait de la Russie le seul peuple orthodoxe libre, même si à cette époque, l'Église de Russie demeure sous l'autorité du patriarche de Constantinople, lui-même résidant désormais dans l'Empire ottoman. C'est à cette époque qu'émerge le mythe de Moscou Troisième Rome, de Moscou défenseur de la vraie foi face à la papauté perçue comme hérétique et face à Constantinople tombée sous le joug turco-musulman». F. Thual: Le douaire de Byzance, Territoires et identités de l'orthodoxie, Ellipses, Paris, 1998, p. 78.

 

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Qui est Arnaud Leclercq?

Arnaud Leclercq

Arnaud Leclercq is a banker with an atypical background, a PhD in geopolitics and a professor at HEC in Paris. An MBA from HEC and a graduate of Harvard, he is a recognized executive in the world of wealth management, particularly with emerging markets. His book «La Russie puissance d’Eurasie. Histoire géopolitique des origines à Poutine», published in France (2013) and Russia (2015), is now a reference. His analyses are regularly shared by the media.