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Arnaud Leclercq - Qui sont les Russes? Indo-européens et Slaves

Indo-européens et Slaves

Les événements qui ont abouti à la disparition de l'URSS ont immédiatement posé la question d'une identité «russe» prétendument dépassée - pendant sept décennies - par la nouvelle identité «soviétique» née de la révolution d'Octobre et de la «construction du socialisme». Dès 1991, la question est posée de la dénomination même de l'État russe.

Comme le précise Jean Radvanyi1 «[ ... ] l'usage des termes russkii/rosski/rossianin (russe/russien/citoyen de Russie) mais traduits en général par le seul mot de "russe" révèle la difficulté des Russes, qui représentent près de 80 % de la population, à redéfinir leur rôle par rapport aux minorités ethniques. La place de celles-ci dans l'organisation spatiale du pays comme dans l'identité du nouvel État-nation (le "peuple multinational de Russie" qu'évoque la constitution) reste un enjeu sensible.» Toute identité collective s'inscrit en effet dans une longue durée qui voit se mêler diverses composantes ethniques, l'héritage d'une Histoire - plus que millénaire dans le cas de l'État russe si l'on admet le baptême de la Rous kiévienne comme son origine -, une mémoire partagée et une culture commune. Les clivages qu'impliquent ces diverses données distinguent ici clairement la majorité russe - à laquelle on peut ajouter, sur les marges septentrionales et orientales, des petits groupes finno-ougriens ou sibériens - des populations turques de Russie intégrées depuis longtemps, mais le réveil identitaire est chez elles bien réel et correspond à un renouveau islamique qui s'inscrit dans un phénomène général observable depuis une trentaine d'années.

Arnaud Leclercq - Implantation des Slaves en 800 av. J.C.

Certains tenants de l'idéologie eurasiste - on pense au souffle épique animant les vers d'Alexandre Blok - ont valorisé les origines «scythiques» de la Russie2 mais cette référence relève davantage de la poésie et de l'archéologie que de l'histoire réelle des peuples de la Russie d'aujourd'hui. Parcourus par les Scythes, les Sarmates ou les Alains, les grands espaces steppiques étendus au nord de la mer Noire ont vu prospérer ces anciennes sociétés indo-européennes que nous connaissons par Hérodote et par les trésors découverts dans les kourganes, ces tertres funéraires nombreux en Ukraine et en Crimée, mais la principale trace qui demeure aujourd'hui de ce passé lointain doit être cherchée dans la tradition légendaire des Ossètes, descendants des anciens Alains, dans laquelle Georges Dumézil a su identifier la répartition fonctionnelle caractéristique des anciennes cultures indo-européennes3. Il a fallu ensuite les grandes ruptures liées aux «migrations de peuples» de la fin de l'Antiquité - nos «invasions barbares» - pour que se mettent en place les composantes actuelles de la population russe4. Les Slaves représentent aujourd'hui le premier groupe linguistique européen, avec 265 millions de locuteurs; les langues slaves se sont différenciées mais ont gardé entre elles d'étroits liens de parenté et cela témoigne sans doute d'une unité originelle, qui s'est prolongée jusqu'au début du Moyen-Âge, quand les Slaves, bousculés par des envahisseurs venus de l'est, ont progressé vers l'Europe centrale et balkanique5.

La langue slave, qui se diversifie alors progressivement, se distingue assez rapidement des langues baltes mais conserve des traces de contacts avec les anciennes populations scythes et sarmates iranophones de la steppe russo-ukrainienne. Nous ne disposons d'aucune source antique solide à propos de ces populations, trop éloignées de l'espace méditerranéen mais c'est entre les rivages baltiques et ceux de la mer Noire que se trouve sans aucun doute la patrie originelle des Slaves, dans un espace intermédiaire entre ceux des peuples finnois et baltes au nord, sarmates et alains au sud. Soumis par les Goths, les populations slaves sont ensuite «libérées» par l'irruption des Huns. C'est à partir du Ve siècle que les derniers groupes slaves migrent vers l'ouest et apparaissent désormais clairement dans les sources byzantines; leur nom est mentionné pour la première fois dans les sources écrites durant la première moitié du VIe siècle. Pendant ce temps, le monde des Slaves orientaux, qui a étendu son espace dans le Nord forestier, doit compter avec la puissance de l'empire des Khazars qui s'impose au sud-est. Dès le VIIIe siècle, un centre proto-urbain est établi par les marchands scandinaves sur les rives du lac Ladoga, à l'embouchure du Volkhov. De ces contacts entre Slaves et Scandinaves va naître la future Russie, dont le premier noyau se cristallise au IXe siècle entre les lacs Ladoga et Ilmen. Gouvernée par une dynastie d'origine scandinave rapidement slavisée, la Russie englobe, dès sa naissance, de nombreux peuples finnois6. Au Xe siècle, les Russes s'emparent de deux grandes routes fluviales de l'Europe orientale, celles de la Volga et du Dniepr. Ils déplacent alors leur capitale de Ladoga à Novgorod, puis à Kiev, au coeur des terres slaves, ce qui aboutit à une slavisation rapide de la communauté slavo-scandinavo-finnoise initiale. Les conditions sont alors réunies pour que, au contact de Byzance, puisse s'affirmer la première Russie de Kiev7.

Arnaud Leclercq - La Russie Kiévienne (IXe-XIe siècle)

Arnaud Leclercq - Les principautés russes au XIIe siècle

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La mise en place des populations turcophones est contemporaine du développement et de l'expansion des populations slaves8. Installés autour de la mer d'Azov, les Bulgares se déplacent ensuite vers les Balkans pour y créer un royaume médiéval menaçant pour Byzance, mais une partie d'entre eux remonte le cours de la Volga pour installer leur capitale à Bolghar, au sud de l'actuelle Kazan. A cette époque, les Khazars dominent les rives nord-ouest de la Caspienne et le bassin inférieur de la Volga et sont les alliés des Byzantins contre les Arabes. L'équilibre ainsi établi est bouleversé par l'irruption des Varègues scandinaves qui vont s'imposer aux populations slaves et par celle des Petchenègues venus des steppes orientales. Ils sont vaincus par les princes de Kiev mais remplacés par d'autres nomades, les Coumans - ou Polovtzes -, qui mettent Kiev à sac au début du XIIIe siècle avant d'être eux-mêmes submergés par les Mongols. Le khanat de la Horde d'or impose ensuite son autorité sur toutes ces régions et les principautés russes doivent reconnaître sa suzeraineté mais le khanat est victime de Tamerlan, ce qui donne aux Russes l'opportunité de s'émanciper progressivement de sa domination. Sur les ruines de la Horde d'or, on voit apparaître un khanat des Tatars de Crimée et un khanat de Kazan9. Dominé lui aussi par les Tatars, il rassemble les Bachkirs, les Tchouvaches et de nombreuses populations finnoises – Oudmourtes, Maris, Mordves. Au sud, un khanat d'Astrakhan devient lui aussi indépendant. Au XVIe siècle, Ivan IV le Terrible s'empare des khanats de Kazan et d'Astrakhan alors que celui des Tatars de Crimée se place sous la suzeraineté ottomane. Aujourd'hui, le Tatarstan, le Bachkortostan, la Tchouvachie et la Kalmoukie sont des républiques formées dans le cadre de la Fédération de Russie. Il en va de même pour certains peuples finno-ougriens tels les Mordves, les Maris -les Tchérémisses des Russes - ou les Oudmourtes - qu'ils appellent Vostyaks - initialement soumis à la Horde d'or et islamisés avant d'être convertis à l'orthodoxie par les Russes. Les Komis ou - Zyrianes - forment, plus au nord, une autre république. Les effectifs de ces différents peuples demeurent limités mais nombreux sont ceux appartenant à ces groupes qui sont installés en d'autres régions de Russie et, inversement les Russes sont le plus souvent majoritaires dans les républiques «nationales». Après quelques velléités indépendantistes au moment de la fin de l'URSS, les républiques turques de la Volga - dont le Tatarstan, qui est la plus importante - sont rentrées dans le rang, car leur enclavement complet et leur dépendance vis-à-vis de la Russie condamnaient tout espoir de dissidence et les craintes formulées à propos du «couloir d'Orenbourg», constituant une sorte de diagonale «verte» musulmane allant du Kazakhstan à la Volga, ont largement révélé leurs limites10.

Malgré l'écrasante majorité dont disposent les Russes à l'intérieur de la Fédération de Russie, celle-ci ne peut être assimilée, du fait de la présence de minorités non négligeables, à un État-nation classique, tel qu'on l'a imaginé au XIXe siècle11. La question est importante pour les élites dirigeantes du pays, «soucieuses de justifier leur action politique par une doctrine identitaire cohérente qui, une fois sortie du circuit académique, se transformerait en une représentation géopolitique aux retombées certaines12

La première composante de la représentation de l'identité russe, c'est l'immensité, l'étendue du territoire que soulignent d'emblée géographes et voyageurs, dont Anatole Leroy-Beaulieu rappelant que la seule Russie d'Europe représente onze fois la France13. Quels que soient les régimes en place et les idéologies qui les fondent, sous les tsars comme sous Staline, cette figure de l'étendue s'impose d'emblée à quiconque entend définir la Russie et, pour les Russes eux-mêmes, cette «Terre russe» - russkaja ou rossijiskaja Zemlja - s'inscrit dans une dimension cosmique et mystique inspirée du nationalisme romantique allemand et qui s'exprimait dans le courant slavophile. Sur cette «terre russe», les tsars vont mettre en oeuvre une politique de «russification» appelée à construire une nation homogène mais c'est négliger le fait que les «Grands Russiens» ne représentent qu'à peine la moitié de la population de l'empire – sachant qu'Ukrainiens et Biélorussiens n'apparaissent pas vraiment à l'époque comme des «minorités». Méfiants et même hostiles vis-à-vis de la «nation» considérée comme une superstructure porteuse de l'aliénation des peuples, les bolcheviks entendent substituer à «l'empire» une «union des républiques» «socialistes» et «soviétiques» promises à l'autonomie mais avec la persistance d'une lourde ambiguïté, dans la mesure où leur identité est avant tout définie par leurs caractères «socialiste» et «soviétique14». Commissaire du peuple aux nationalités dans le premier gouvernement bolchevik, le Géorgien Staline sera paradoxalement celui qui va ressusciter de fait, à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, le «chauvinisme grand russien», c'est-à-dire le nationalisme russe. Hélène Carrère d'Encausse peut résumer cette évolution en constatant, dans son Empire éclaté15 que, pour les peuples conquis, «la domination russe, jadis mal absolu, ensuite mal relatif, puis moindre mal, est devenue bien absolu» pour l'État soviétique. En 1945, Staline peut porter un toast «au peuple russe peuple victorieux, nation dirigeante de l'URSS». Après sa mort et une fois terminée la séquence khrouchtchévienne, le régime s'efforce de mettre en avant le concept de «peuple soviétique», une formation historique nouvelle appelée à dépasser les différentes identités nationales qui ont concouru à sa création16.

La fin de l'URSS bouleverse totalement les représentations qui s'étaient imposées jusque-là et si Boris Eltsine se présente comme celui qui va libérer les Russes du fardeau de l'empire, les conseillers libéraux du président ne se préoccupent guère de l'identité nationale russe au début des années 1990. Le patriotisme russe va donc constituer un dénominateur commun pour tous les opposants à la thérapie de choc et à la normalisation de la Russie selon le modèle occidental. C'est dire à quel point le «patriotisme» préféré au terme de «nationalisme» opère un retour en force et se charge alors d'une connotation positive. Parallèlement, certains milieux intellectuels conçoivent, autour de Gleb Pavlovski, ce que peuvent être les conditions d'un «retour de la Russie» et d'une restauration du pouvoir indispensable à la «reconquête» de son espace d'influence. Un discours qui précède et prépare l'installation au pouvoir de Vladimir Poutine. En 2007, le président russe formalise, dans son discours de Munich, la volonté de son pays de retrouver son rang de pôle majeur dans la conduite des affaires du monde. Il y affirme «l'altérité» russe, reprenant ainsi le titre d'un ouvrage de Pavlovski17 Cette altérité implique un rejet du mode de fonctionnement purement formel des démocraties occidentales, l'affirmation d'une spiritualité proprement russe justifiant l'alliance étroite établie entre l'État et l'Église orthodoxe, le rejet de diverses manifestations de la «décadence» occidentale. Cette altérité va aussi chercher ses racines dans la longue durée d'un passé dans lequel on honore Staline, le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi le général blanc Denikine, authentique patriote russe. Fondé sur une mémoire et un imaginaire territorial communs, sur la conscience d'une «différence» propre à la Russie, l'identité nationale reconstruite au cours des dernières années s'appuie également sur la perception de la puissance nécessaire de l'État, garant - dans une vision holiste de la société - de l'unité territoriale, du lien nécessaire entre le pouvoir et le peuple, de l'harmonie sociale enfin. Vingt ans après la disparition de l'URSS, il apparaît que le travail idéologique accompli par les dirigeants de Moscou a porté ses fruits, avec une reconstruction identitaire qui constituait une condition indispensable au «retour de la Russie».

Arnaud Leclercq
Extrait de La Russie, puissance d'Eurasie.

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1 Les Etats postsoviétiques. identités en construction, transformations politiques, trajectoires économiques, Armand Colin, Paris, 2004.
2 Marlène Laruelle: Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle, CNRS Editions, Paris, 2005.
3 Georges Dumézil: Mythe et épopée, Gallimard, Paris, 1973.
4 E.D. Phillips: Les nomades de la steppe, Sequoia, Paris-Bruxelles, 1966.
5 Michel Kazanski: Les Slaves. Les origines Ier-VIIe siècle après J-C, Editions Errance, Paris, 1999.
6 Roger Portal: Les Slaves. Peuples et nations, Armand Colin, Paris, 1965.
7 P. Kovalevsky: Atlas historique et culturel de la Russie et du monde slave, Elsevier, Paris, 1961.
8 Roger Caratini: Dictionnaire des nationalités et des minorités de l'ex-URSS, Larousse, Paris, 1992.
9 Jean et André Sellier: «Les peuples turcs de Russie» In Atlas des peuples d'Orient. Moyen Orient, Caucase, Asie centrale, La Découverte, Paris, 1993.
10 Le problème n'est pas pour autant résolu. En 2011, les autorités du Tatarstan ont tiré la sonnette d'alarme quant à une résurgence de l'islam radical. «Les autorités du Tatarstan inquiètes de la montée de l'islam radical», AFP, 25/05/11. «Pour les autorités, la menace principale vient des salafistes et wahhabites qui prônent un islam de type radical et dont l'idéologie touche aujourd'hui une partie des mosquées du Tatarstan».
11 P. Gonneau: Qu'est-ce qu'un Russe? L'Histoire «La Russie d'Ivan le Terrible à Poutine», Juillet-août 2009, n° 344.
12 A. Filler: L'identité nationale russe: anatomie d'une représentation. Hérodote «Géopolitique de la Russie», 3e trimestre 2010, n° 138, Paris, La Découverte.
13 A. Leroy-Beaulieu: L'Empire des tsars et la Russie, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1988.
14 Nicholas V. Riasanovsky: Histoire de la Russie. Des origines à 1984, Robert Laffont, Paris 1987.
15 Flammarion, Paris, 1978.
16 Juliette Cadiot: La constitution des catégories nationales dans l'Empire de Russie et dans l'Union des Républiques socialistes soviétiques 1897-1939: statisticiens, ethnographes et administrateurs face à la diversité du "national", EHESS, Paris, 2001.
17 A. Filler: L'identité nationale russe: anatomie d'une représentation. Hérodote «Géopolitique de la Russie», 3e trimestre 2010, n° 138, Paris, La Découverte.

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Qui est Arnaud Leclercq?

Arnaud Leclercq

Arnaud Leclercq is a banker with an atypical background, a PhD in geopolitics and a professor at HEC in Paris. An MBA from HEC and a graduate of Harvard, he is a recognized executive in the world of wealth management, particularly with emerging markets. His book «La Russie puissance d’Eurasie. Histoire géopolitique des origines à Poutine», published in France (2013) and Russia (2015), is now a reference. His analyses are regularly shared by the media.