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Arnaud Leclercq - La Russie tournée vers l'Asie

La Russie tournée vers l'Asie

Vu du côté russe, l'ouest a essentiellement été une menace voire, au mieux, une déception. Dès lors, pourquoi la Russie ne pencherait-elle pas clairement vers l'Asie ?

Entre 1142 et 1446, la principauté de Novgorod a dû combattre les Suédois vingt-six fois, les Porte-glaive, puis les Teutoniques, onze fois, les Lituaniens quatorze fois et les Norvégiens cinq fois… De même les invasions lituaniennes en Russie ont été fréquentes au-delà de Novgorod et se sont étalées sur plusieurs générations de grands-ducs : annexion de la principauté de Polotsk en 1307, puis celle de Vitebsk en 1318 et de Brest l’année suivante avant de poursuivre leur extension territoriale jusqu’à même atteindre le rivage de la mer Noire, puis de s’emparer de Kiev et de l’Ukraine. En 1395, le grand-duc Vitovt parvient à prendre Smolensk et son territoire. Quand l’unification de la Lituanie et de la Pologne est réalisée en 1447, ce grand État désormais de langue polonaise ayant adhéré au catholicisme s’est ainsi ouvert aux influences occidentales. Sur le plan politique, l’aristocratie d’origine russo-lituanienne a également été séduite par le modèle politique polonais de monarchie élective, favorable à la noblesse et aux antipodes du système politique moscovite inspiré à la fois de l’héritage byzantin et de l’exemple des khans mongols. Il y a là l’origine d’un antagonisme profond. Plusieurs guerres opposèrent Russes et Polonais, ces derniers allant jusqu’à occuper et incendier Moscou. Le péril polonais est finalement conjuré par une victoire russe, conclue en 1667 avec la conclusion de la trêve d’Androussovo.

Au cours des décennies suivantes, c’est l’ennemi suédois qui apparaît à nouveau comme le plus dangereux. En janvier 1708, Charles XII franchit la Vistule pour marcher sur Moscou mais commet l’erreur de se diriger vers l’Ukraine plutôt que de poursuivre son avance vers Moscou, s’éloignant ainsi de ses arrières. La campagne suédoise trouve son issue le 8 juillet 1709 quand les Russes remportent la victoire décisive de Poltava. Douze ans plus tard, le traité de Nystad sanctionnait la victoire obtenue par la Russie face à un adversaire ancien et tenace.

La Russie va ensuite devoir compter avec d’autres menaces venues de l’ouest. D’abord celle, éphémère, de « l’Armée des Vingt Nations » napoléonienne. La première « grande guerre patriotique » manifeste clairement, y compris dans les profondeurs du peuple paysan mobilisé contre l’envahisseur, la naissance d’un sentiment national fait d’attachement à la terre russe, à la tradition orthodoxe et à la personne du tsar, auréolé de la victoire remportée contre le maître de l’Europe demeuré jusque-là invincible. Ce sentiment sera exacerbé par l’intervention anglaise et française en Crimée en 1856 qui se solde par une humiliation russe. Quand, un demi siècle plus tard, la Russie est emportée dans la tourmente révolutionnaire, il ne fait guère de doute que les bolcheviks savent instrumentaliser le rejet des interventions étrangères anglaise, française, et même japonaise et américaine en Sibérie qui ont été engagées en soutien des armées blanches, du Caucase et de la mer Noire jusqu’à Arkhangelsk. L’agression allemande déclenchée le 22 juin 1941 va également mobiliser un patriotisme russe stimulé par les préjugés, les erreurs d’appréciation grossières et les crimes des envahisseurs. Loin des mirages idéologiques du « socialisme réel » ou de « l’internationalisme prolétarien », c’est le peuple russe qui répond à l’appel de Staline et affronte victorieusement, au prix d’immenses sacrifices, la terrible épreuve. C’est ainsi que, au fil des siècles, du lac Tchoudes à Stalingrad ou à Koursk en passant par Poltava et Borodino, la menace extérieure a contribué à l’affirmation d’une identité spécifique fondée sur l’attachement à la terre russe.

Cela n’a pas empêché la Russie de vouloir devenir une puissance européenne mais, à chaque fois elle y a perdu son rang de puissance capable de présider aux destinées du monde. Les espoirs de la Russie ont souvent été déçus, à moins qu’elle n’ait elle-même décidé de reculer afin de ne pas trop se compromettre et conserver son « altérité ».

Ainsi du rapprochement avec l’Europe pour lui emprunter son savoir faire et ses technologies, particulièrement sous les règnes de Pierre le Grand et Catherine II. La marine, l’architecture, l’armée et même la langue russe font apparaître à partir du XVIIIème de nombreux stigmates européens mais Pierre le Grand n’a-t-il pas clairement exprimé : « l’Europe est nécessaire pour quelques dizaines d’années, mais nous devrons ensuite nous en détacher ». Dans un contexte différent, Catherine II, d’abord séduite par les idées universalistes s’en méfie rapidement puis condamne avec fermeté les moindres initiatives réformatrices considérées comme révolutionnaires. Le rejet du cosmopolitisme se retrouve à la fin du règne d’Alexandre I, puis surtout de Nicolas Ier.

Sur une période assez longue et jusqu’à très récemment, la même méfiance permanente s’exprime vis-à-vis des juifs et des catholiques, lesquels sont perçus comme occidentalistes ; les premiers étant supposés complices des États-Unis pendant l’URSS et les seconds soupçonnés de prosélytisme et de fomenter la chute du communisme sous l’influence du Pape polonais. Le rapprochement entamé le 16 août 2012 par la visite exceptionnelle en Pologne du Patriarche de l’Église orthodoxe russe Kiril ne devrait pas fondamentalement modifier les relations entre les deux « poumons de la chrétienté », selon une formule attribuée à Jean Paul II (cf A. Thedrel & M. Zralek in Le Figaro 16.08.2012). Quant aux prédicateurs protestants, ils sont actuellement considérés comme agissant ni plus ni moins que pour des sectes.

Parmi d’autres malentendus, notons encore au XIXème que la tentative de messianisme « pan-slave » a rapidement été perçue par les « cousins » de l’ouest et du sud comme étant en fait pan-Russe et laissant peu de place aux autres. Au XXème, après la révolution bolchévique ou à la fin de la IIème guerre mondiale, certains ont cru apercevoir un rapprochement possible, voire une fraternité entre travailleurs ou vainqueurs, mais là encore les espoirs ont vite été déçus par un bolchévisme montrant rapidement sa véritable nature répressive et si peu romantique avant de se muer en panzer-communisme brutal et offensif.

Avec Mikhail Gorbatchev, la Russie semble sincèrement convaincue de la proximité identitaire et géographique avec l’Europe et il ira jusqu’à prôner la Maison Commune européenne mais, malgré son évidence et la chance historique qu’elle représente, il n’y sera malheureusement pas entendu. Débarrassée du fardeau de l’empire, la nouvelle Russie de Eltsine pense ensuite « retrouver l’Europe », son modèle démocratique et son aisance économique mais elle subira de nombreuses humiliations : discriminations des minorités russes au sein de l’UE (pays baltes), ex-pays frères de l’Est (du moins, vus du côté russe) rejoignant la menace directe de l’OTAN, guerre contre le cousin Serbe hors de toute autorisation de l’ONU, indépendance reconnue du Kosovo… et installation dans la foulée d’une base militaire US, révolutions colorées aux frontières et slogans anti russes (même en Ukraine !), déploiement anti missiles en Pologne et République Tchèque pour les protéger d’une agression venant… de l’Iran.

Alors qu’il est régulièrement décrié à l’Ouest, plus particulièrement sur un axe Scandinavie – Pologne – Bruxelles – Grande Bretagne – États-Unis, il faut relever qu’après les attentats du 11 septembre 2001, Vladimir Poutine a pourtant cherché à construire un partenariat fort, presque une alliance avec l’Ouest et les États-Unis en particulier, mais Poutine s’est trompé et le pétrole russe ne remplacera pas le saoudien. Avec les révolutions colorées la Russie se convainc une fois pour toutes que les États-Unis persistent à vouloir dominer l’Eurasie, conformément aux théories de l’un des pères fondateurs de la géopolitique US, Nicholas Spykman : « Il revient aux Etats Unis, pour que leur suprématie demeure, d’éviter qu’un État ou un groupe d’États ne parvienne à établir, sous quelque forme que ce soit, une position dominante sur la masse eurasiatique ».

Le rapprochement Est – Ouest est en outre bloqué par une méfiance intellectuelle séculaire, amplifiée à l’époque contemporaine. Du côté européen, et notamment français, les clichés et approximations véhiculées par le succès littéraire extravagant du Marquis de Custine sont autant de miasmes qui polluent malheureusement encore l’atmosphère entre les deux extrêmes du continent. De plus, sans nier les vieux démons de la Russie comme la corruption, l’autoritarisme, la bureaucratie… on peut également regretter que de grands medias supposés informatifs persistent à ne mettre en avant que les aspects négatifs.

Alors que l’on a vu la façade occidentale russe subir des assauts répétés, la menace venant de l’Est a somme toute été limitée.

Certes, le choc de la conquête du Grand Khan Ogodeï en 1235 a été d’une violence inouïe avec son lot de massacres (population de Kiev réduite à néant) mais a ensuite suivi une relativement longue période de « pax mongolica ». À une période plus contemporaine, la révolution de 1917 fait perdre à la Russie des territoires immenses à l’Ouest, alors qu’ils sont maintenus en Asie Centrale. Plus récemment, et en simplifiant un peu, la plupart des ex pays frères situés à l’Est ou de l’étranger proche sont, eux, restés des alliés relativement fiables, puisqu’aucun pays de la CEI n’a rejoint une structure euro-atlantique. Il demeure d’ailleurs une réelle cohérence entre eux tant sur les échanges que sur les questions de sécurité. Ces dernières années ont connu de nouvelles initiatives de partenariat Organisation de coopération de Shanghai (cf Ardavan Amir-Aslani, La Nouvelle Revue de Géopolitique n°5, 2012), la Communauté économique eurasienne (créée en 2000 par le Kazakhstan) et l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (2002).

Dans une vision bien « ethno-centrique », l’Occident perçoit la Russie comme étant essentiellement « à l’Ouest », même si l’Ours mal léché semble parfois difficile à comprendre et à maîtriser. Il y a d’ailleurs quelques solides arguments pour étayer cette thèse. Cependant, en s’éloignant du consensus, et en enlevant notre béret pour coiffer une chapka, on peut constater que la Russie n’est en fait véritablement parvenue à assurer sa puissance qu’en assumant parfaitement sa nature eurasiatique. Les menaces politiques, militaires, économiques, idéologiques, religieuses… sont surtout venues de l’Ouest alors que le regard se tournant vers l’Est rencontre l’immensité de la terre russe, laquelle demeure si importante dans l’inconscient populaire. L’arctique comme nouvelle voie maritime du commerce mondial, ses ressources gigantesques non exploitées, les fleuves grandioses faisant apparaître le Rhône en charmante petite rivière, les forêts sans fin et plus prosaïquement les sous-sols regorgeant de matières premières font de la Russie de l’Est le vainqueur chanceux au jeu des « Richesses du Monde ». Sa proximité avec la Chine, le Japon, la Corée conduisent à des développements considérables déplaçant progressivement son centre de gravité vers l’Asie. Des partenariats bilatéraux forts en Europe, comme celui avec l’Allemagne, ne seront bientôt que l’arbre cachant la forêt. Pourquoi la Russie s’entêterait-elle à rester ancrée à l’Ouest d’un continent en quasi faillite avec lequel son histoire a toujours été conflictuelle ? Elle pourrait être tentée d’envoyer Bruxelles et consorts au Diable. De solides partenariats suffiront bien pour s’assurer de bons accords commerciaux. En revanche, c’est bien son passé eurasiatique assumé qui lui ouvre perspectives et facilités. Le chantier est immense comme la toundra.

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Qui est Arnaud Leclercq?

Arnaud Leclercq

Citoyen suisse, Arnaud Leclercq est un banquier au parcours atypique, docteur en géopolitique et professeur HEC à Paris. Titulaire d’un MBA de HEC et diplômé de Harvard, il est cadre dirigeant reconnu dans le monde de la gestion de fortune, plus particulièrement avec les marchés émergents. Son livre «La Russie puissance d’Eurasie. Histoire géopolitique des origines à Poutine», publié en France (2013) et en Russie (2015), est désormais une référence. Ses analyses sont régulièrement partagées par les médias.