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Arnaud Leclercq - Le ciment identitaire de la langue russe

Le ciment identitaire de la langue russe

Composante identitaire et élément d'influence culturelle mais aussi géopolitique, la langue russe constitue le socle fondateur de l'ethnogénèse du peuple russe et, au-delà, le ciment qui a permis de rassembler au sein de l'empire des tsars, puis de l'espace soviétique, des peuples d'origines diverses.

On trouve à l'origine de la langue russe le slave commun, dont les variantes locales ne remettaient pas en cause l'unité. Les vastes mouvements migratoires qui ont bouleversé l'espace eurasiatique au milieu du premier millénaire de notre ère ont dispersé les populations slaves de l'Est européen et le slave commun a disparu pour donner naissance au slave occidental - dont sont issus le tchèque, le slovaque et le polonais – au slave méridional des Balkans dont sont issus le serbo-croate, le slovène, le bulgare et le macédonien et, enfin, le slave oriental ou «vieux russe» qui va lui-même se scinder en trois langues distinctes, le petit russien, nommé plus tard l'ukrainien, le blanc russien ou biélorussien et le grand russien notre russe d'aujourd'hui. C'est cette dernière langue qui s’est imposée comme le russe vernaculaire, à la faveur de la domination établie par Moscou sur l'espace du futur empire russe. A côté de celui-ci, le russe littéraire a intégré de nombreux éléments de slavon, la langue liturgique établie au IXe siècle, après les prédications réalisées par Cyrille et Méthode, les missionnaires chargés par l'empereur byzantin d'évangéliser les Slaves et dont le premier a donné son nom à l'écriture cyrillique utilisée pour transcrire les dialectes slaves.

À partir de la langue originelle ainsi déterminée, la réforme de l'orthographe introduite en 1708 par Pierre le Grand et l'établissement d'une grammaire rigoureuse par Mikhaïl Lomonossov au milieu du XVIIIe siècle ont contribué à la définition de la langue littéraire et à la normalisation progressive du russe. L'affirmation du sentiment national qu'exprime au XIXe siècle – durant l'Âge d'or russe - l'Histoire de l'État russe de Karamzine et les progrès rapides de l'alphabétisation font de la langue un élément identitaire très fort, même si les Russes ont la conscience d'être soumis à un État plongeant ses racines dans une histoire lointaine. Selon la formule célèbre du ministre Ouvarov (1786-1855, ministre de l'éducation 1824-1828), la Russie se résume à l'attachement à l'orthodoxie et au tsar ainsi qu'au sentiment national (narodnost) que vient conforter la langue commune. La connaissance qu'ont les Russes de leur héritage littéraire – résultat de la qualité de l'enseignement dispensé durant la période soviétique – contribue à l'attachement qu'ils manifestent à leur langue. Investie d'un caractère officiel à l'époque tsariste, elle semble devoir le perdre au début de la révolution car l'internationaliste Lénine ne veut privilégier aucune des langues parlées au sein de l'Union soviétique en train de se construire, afin d'éviter l'apparition du «nationalisme chauvin». Il va en aller autrement sous Staline. Le Géorgien Joseph Dougachvili peut difficilement être considéré comme un tenant du chauvinisme russe ou de l'idéologie panslaviste mais il va se servir - même au-delà de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il met à son service l'orthodoxie et les figures tutélaires d'Alexandre Nevski ou de Koutouzov - du sentiment national grand russien et du nationalisme qui en est issu et dont le «petit père des peuples» a reconnu la force dynamique. En mai 1950, un article des Izvestia intitulé «La grande nation russe» affirme que «le peuple russe a créé un puissant État en soudant en un seul bloc toutes les terres russes, de la Baltique au Pacifique, de la mer Noire à l'océan Arctique. Le peuple russe est le puissant noyau autour duquel se sont rassemblées et développées toutes les nations du pays.». Ce rôle dominant attribué au peuple russe va de pair avec l'exaltation de sa langue. Pour le philosophe Lomtiev, «la langue russe est l'instrument de la civilisation la plus avancée, de la civilisation socialiste, de la science la plus progressiste; elle est la langue de la paix et du progrès... La langue russe est grande, riche et puissante, elle est l'instrument de la civilisation la plus avancée du monde. De ses inépuisables trésors, les langues des nationalités de l'URSS tirent un élixir vivifiant; elle est étudiée avec amour par tous les peuples de la grande Union soviétique, qui voient en elle un puissant instrument de leur progrès culturel et de la transformation socialiste1.». Ces jugements académiques portant sur les vertus de la langue russe vont de pair avec la répression qui s'abat sur les intellectuels «cosmopolites» qui entendent préserver les langues minoritaires telles que l'ukrainien et les diverses langues baltes. La domination du russe passe également par le fait d'imposer l'alphabet cyrillique alors que, jusque vers 1927, il avait été débattu de l'adoption, éventuelle de l'alphabet latin. Mais le recours au cyrillique, y compris pour transcrire les dialectes ou les langues turques d'Asie centrale contribue, pense-t-on à Moscou, à faciliter l'accès à la connaissance du russe. La position dominante de cette langue dans l'espace soviétique n'est pas remise en cause jusqu'à l'effondrement de l'URSS qui va créer, bien évidemment, des conditions radicalement nouvelles et mettre en cause la place qui était jusque-là celle du russe. Selon David Teurtrie, «l'oekoumène russe a connu un processus de fragmentation sans précédent en ex-URSS. Celle-ci s'est accompagnée d'un rétrécissement important, à la fois horizontal (l'espace où le russe est dominant) et vertical (sphères d'utilisations) de son influence au sein de la CEI2».

Avec 145 millions d'individus sur une population de 280 millions de Soviétiques en 1989, les Russes représentaient le premier groupe ethnique, légèrement majoritaire - 52 % du total -, loin devant les Ukrainiens - 1.5 %. Ils étaient largement majoritaires au sein de la République socialiste fédérative des Soviets de Russie, avec 120 millions de personnes sur 150 millions. Ils étaient de plus le seul groupe à être présent dans toutes les régions de l'URSS: 17,5% des Russes, soit 25 millions de personnes, vivaient en 1989 hors du territoire de la Fédération de Russie3. La grande majorité de la population russe vivant hors des frontières de la RSFSR se trouva alors sur des territoires placés en continuité territoriale avec cette dernière, dans l'est de l'Ukraine, le nord du Kazakhstan, la Biélorussie ou la Crimée. Pour compléter ce tableau de la situation au moment de l'éclatement de l'URSS, il faut, en s'appuyant sur les recensements soviétiques, constater que 82 % des habitants de l'URSS parlaient le russe, que 58 % le considéraient comme leur langue maternelle, que 62 % des non-Russes maîtrisaient la langue russe, alors que seulement 3,5 % des Russes connaissaient une langue d'une autre nationalité4. Si l'on considère la situation d'un point de vue régional, la partie européenne de l'ex-URSS est largement russifiée linguistiquement - quatre cinquièmes des Biélorussiens, deux tiers des Ukrainiens - alors que les Géorgiens sont moins de 30 % à maîtriser le russe, chiffre qui vaut également pour l'ensemble du Caucase et pour l'Asie centrale.

Les nouveaux États vont mettre en œuvre des politiques de valorisation de leur langue et de leur histoire nationales, en même temps qu'ils vont entreprendre de dérussifier les médias. Ils vont également, pour certains d'entre eux, remplacer l'alphabet cyrillique par l'alphabet latin, voire par l'alphabet arabe dans le cas du Tadjikistan. Dans le même temps, le changement de langue officielle écarte de fait d'un certain nombre de fonctions les Russes vivant dans les républiques devenues indépendantes.

L'effondrement politique de l'URSS risquait donc de correspondre alors à un reflux généralisé de la langue russe. Au sein même de la Fédération de Russie, le Tatarstan caresse même le projet d'adopter l'alphabet latin mais le russe est reconnu comme langue officielle en 1991 puis langue d'État sur l'ensemble du territoire de la Fédération de Russie en 1993 alors qu'en 2002, la graphie cyrillique est déclarée obligatoire pour l'ensemble des langues de la Fédération. Une loi de 2005 confirme le statut de la langue russe dont l'usage est obligatoire pour tous les organes de l'Etat fédéral mais aussi dans tous les sujets de la Fédération. Cette loi prévoit également le principe du soutien qu'il convient d'apporter à l'enseignement et à la promotion du russe en dehors de la Fédération de Russie. Elle fait écho aux déclarations du ministre des affaires étrangères Igor lvanov appelant à défendre le statut de la langue russe dans les Etats de la Communauté des États indépendants - CEI - et dans les pays Baltes, afin qu'elle puisse y recevoir le statut de langue officielle. En tant que langue d'enseignement au sein de la CEl, le russe garde une position clairement dominante en Biélorussie et au Kazakhstan alors que sa part se réduit en Ukraine et en Moldavie. La dérussification revendiquée par certaines républiques n'en a pas moins trouvé ses limites du fait des ressources limitées de certaines langues, confrontées à la complexité d'une économie ou d'un État modernes, du fait de la réaction des minorités russophones qui n'ont jamais eu à apprendre auparavant les langues locales, du poids des médias russes et, enfin de la médiocre qualité des systèmes d'enseignement mis en place par les nouveaux États. Le russe est ainsi demeuré de fait la lingua franca dans «l'étranger proche» de la Russie.

L'augmentation des mouvements migratoires des pays de la CEl vers la Russie et le fait que celle-ci soit le premier partenaire économique de ses voisins confortent la position de la langue russe. L'anglais est réservé à une élite et utile pour les contacts avec l'étranger lointain, mais ne peut concurrencer l'utilisation quotidienne du russe pour la grande majorité des populations concernées. Malgré la perte de statut dont elle a souffert en Ukraine et en Moldavie, la langue russe demeure largement dominante dans la région européenne de la CEl et se renforce même en Biélorussie et dans l'est de l'Ukraine. Dans le Caucase et en Asie centrale, la situation varie selon les républiques considérées. En Azerbaïdjan, Turkménistan et Ouzbékistan, le russe n'a plus le statut de langue officielle et se voit considéré comme une simple langue étrangère, alors que l'adoption de l'alphabet latin correspond également à la volonté d'écarter tout retour de la langue jadis dominante. Ces diverses républiques semblent ainsi s'inscrire dans des perspectives panturques mais celles-ci peuvent apparaître largement «construites», dans la mesure où ces régions ont davantage été influencées par la Perse et la Russie que par l'Empire ottoman, auquel elles n'ont jamais appartenu. Géorgie, Arménie et Tadjikistan ont adopté une posture différente. Ils envoient de nombreux travailleurs émigrés vers la Russie et ce sont des pays où le rôle du russe était naguère davantage limité, du fait de la vitalité des langues locales, étrangères aux familles slave et turque. Il n'y a pas, dans ces pays d'opposition «politique» au russe tant l'identité linguistique des peuples concernés est solidement acquise. Le russe demeure donc pour ces différents pays, y compris ceux – l'Azerbaïdjan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan - qui ont voulu prendre clairement leurs distances avec la nouvelle Russie, une lingua franca indispensable à leur activité et à leurs contacts avec l'extérieur. Au Kazakhstan et au Kirghizistan en revanche, la langue russe demeure dominante, avec un statut de langue officielle analogue à celui dont bénéficie la langue nationale, qui peine à la concurrencer sérieusement. Les deux territoires anciennement géorgiens d'Abkhazie et d'Ossétie du sud ont fait le choix de la russification et de l'adoption de la langue russe comme langue officielle, dans le contexte bien particulier du conflit russo-géorgien.

Après les tentations de dérussification postérieures à 1991, la situation a évolué et la remise en cause de la place du russe est plus souvent le fait de certains pouvoirs en place, soucieux de se doter d'une légitimité «nationale», que de la population, attachée à ses habitudes linguistiques, ce qui se vérifie dans les médias où le russe demeure nettement dominant. Les habitudes linguistiques changent beaucoup plus lentement que l'avaient espéré les tenants de la dérussification et l'existence de fortes minorités russes - notamment au Kazakhstan et en Ukraine - tout comme l'immigration en Russie de travailleurs en provenance des anciennes républiques soviétiques contribuent au maintien du russe comme langue véhiculaire.

Arnaud Leclercq
Extrait de La Russie, puissance d'Eurasie.

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1 In L. Maurat: Staline. La linguistique et l'impérialisme russe, Editions des Iles d'Or, Paris, 1951.
2 D. Teurtrie: Géopolitique de la Russie: Intégration régionale, enjeux énergétiques, influence culturelle, L'Harmattan, Paris, 2010.
3 V. Kolossiov, R. Brunet, D. Eckert: Atlas de la Russie et des pays proches, Reclus/La Documentation Française, Montpellier/Paris, 1995.
4 D. Teurtrie: Géopolitique de la Russie: Intégration régionale, enjeux énergétiques, influence culturelle, L'Harmattan, Paris, 2010.

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Qui est Arnaud Leclercq?

Arnaud Leclercq

Citoyen suisse, Arnaud Leclercq est un banquier au parcours atypique, docteur en géopolitique et professeur HEC à Paris. Titulaire d’un MBA de HEC et diplômé de Harvard, il est cadre dirigeant reconnu dans le monde de la gestion de fortune, plus particulièrement avec les marchés émergents. Son livre «La Russie puissance d’Eurasie. Histoire géopolitique des origines à Poutine», publié en France (2013) et en Russie (2015), est désormais une référence. Ses analyses sont régulièrement partagées par les médias.